vendredi 10 octobre 2014

Brèves de rue - Mémoire du Vème village


Nicole Medjeveski est née dans le quartier au 106 rue Mouffetard. 
Elle évoque le 5ème de son enfance qu’elle n’a jamais quitté. 
La rue Mouffetard, le Jardin des Plantes, les années 50 …








La rue Mouffetard : nous ne faisions pas partie « des riches »



Je suis née dans une maternité du 14ème arrondissement et puis hop ! retour rue Mouffetard.

Mes grands-parents italiens sont arrivés dans le quartier avant la guerre. Mes parents y sont restés.
Ma mère tenait un commerce, une parfumerie-bazar au 106 de la rue Mouffetard, en face du chausseur Tavernier. Son commerce est aujourd’hui remplacé par une boutique de fantaisies. Je rentre encore souvent dans ce lieu où j’ai été élevée, la configuration est restée la même : boutique et arrière-boutique. 
Nous habitions au premier étage, ma grand-mère logeait au troisième. 

Même si je n’ai jamais ressenti la misère, mes grand-parents et mes parents étaient des gens très humbles.
Je ne veux pas vous faire pleurer mais le quartier était vraiment pauvre. 
Les logements étaient pratiquement tous insalubres. L’humidité avec la Bièvre souterraine était omniprésente. C’est une rue qui a toujours eu un problème d’humidité, encore aujourd’hui, y compris dans les appartements rénovés. 
Bien que ne faisant pas partie « des riches », nous étions parmi les mieux lotis. Nous avions une salle-d’eau, des toilettes ainsi que le téléphone à l’intérieur de notre appartement, ce qui était exceptionnel. 
Toutes mes copines ne vivaient pas dans les mêmes conditions de confort urbain.

La rue était pleine de monde. J’ai lu qu’en 1962, le 5ème comptait 96 000 habitants ... nous sommes 40 000 de moins aujourd’hui.
Il y-avait de nombreux commerçants, beaucoup de bistrots, dont certains vendaient du charbon. J’ai connu le dernier « Bougnat » à l’angle du square Vermenouze et le vitrier qui portait ses vitres sur le dos. Il y avait des crémiers, des bouchers, des marchandes de quatre saisons. Je me souviens que lorsque ma mère rentrait chez nous, elle tapait toujours la porte d’entrée. Je pensais que c’était une façon de faire : « toc-toc » avant d’entrer ! En fait, c’était une façon de faire fuir les rats ! La rue Mouffetard n’était vraiment pas propre. Je pense qu’avant-guerre ça devait être pire !

Mais pour moi c’était formidable ! Lorsqu’au moment de mon adolescence, nous sommes partis vivre en banlieue, à Ivry-Sur-Seine. Ça a été une déchirure ! Dès que j’ai pu, je me suis empressée de revenir, vers 17-18 ans. 

Je ne bougerai plus d’ici car c’est toujours un quartier merveilleux ! Mon mari Patrice remarque qu’à chaque fois que nous déménageons, ce n’est jamais à plus de 500 mètres de l’endroit où je suis née. Nous avons habité Square Vernemouze, rue Monge et maintenant rue Berthollet. C’est drôle car lorsque j’étais petite, la rue Berthollet me semblait être tellement loin : une banlieue.





Une enfance dans la rue

Dans les années 50, les enfants des quartiers populaires passaient une grande partie de leur vie dehors. C’était notre cas rue Mouffetard, un peu à l’image de ces photos d’enfants prises par Robert Doisneau. Mes parents commerçants travaillaient dur, comme beaucoup d’autres dans le quartier. Les enfants avaient donc une certaine liberté et des bandes se créaient dans la rue.

Moi, j’ai eu de la chance. Ma grand-mère qui habitait au 3ème étage prenait facilement le relais de mes parents et s’est beaucoup occupée de moi. Mais, malgré tout, je passais beaucoup de temps dans cette rue. Mes copines habitaient dans cette rue Mouffetard que je connais comme ma poche ! 

Ma rue Mouffetard était un bonheur absolu, quand bien même nous habitions dans un deux pièces où il faisait parfois froid. Les gens travaillaient comme des fous mais tout le monde se voyait, se rencontrait. Il n’y avait pas cette fracture sociale à laquelle on assiste aujourd’hui. Tout le monde était dans la rue, les enfants, les parents, les vieilles personnes, les gardes républicains de la caserne Monge et leurs familles : on allait voir les chevaux qui passaient souvent dans nos rues. Le quartier était un lieu de découvertes fabuleuses pour nous, un terrain de jeu extraordinaire. Grâce à ma grand-mère j’allais fréquemment au cinéma, à l’Escurial, au Saint-Marcel (actuel « grand » Carrefour Market) et au Jeanne-d’Arc. Mon amour des salles de cinéma et du cinéma date de cette époque . J’aimerais garder cette mémoire-là, filmer tous ceux qui sont encore là. C’est un projet qui me tient à cœur


Les filles et les garçons ne se fréquentaient pas

J’étais studieuse, je lisais beaucoup, j’étais donc plus souvent à la maison que mon frère aîné, il a cinq ans de plus que moi, qui était, lui, tout le temps dehors. Tout petit, il descendait toute la rue Mouffetard en patins à roulettes. Plus âgé, il fréquenta la bande des Arènes de Lutèce, une vraie bande de loubards, les blousons noirs de l’époque A cette époque, on disait qu’il « s’en passait des belles » aux Arènes. Par leur configuration, les Arènes étaient un lieu propice pour se planquer et faire des bêtises.
Il faut savoir qu’à l’époque, certains jeunes étaient vraiment en dehors du système. Lui, était encore scolarisé car ma mère, une italienne très autoritaire, ne l’a pas lâché. Elle n’avait pas peur d’aller le choper au milieu de sa bande. Par contre, nombre de ses copains avaient arrêté l’école très tôt et étaient livrés à eux-mêmes, dans les rues du quartier.

Nous les filles, on allait au Jardin des Plantes. Notre terrain d’aventure, notre lieu de respiration ! Je le connais parfaitement, je l’adore. Il est tellement beau, tellement magnifique ce jardin.
J’y suis d’ailleurs allée hier, il faut y aller en cette saison, c’est une explosion de couleurs et d’odeurs. Vous savez que c’et un jardin internationalement connu ? Le plus grand jardin botanique au monde ? Il n’a pas changé, je le retrouve, c’est le même que celui de mon enfance. C’est ma « Madeleine de Proust ». Petites filles, on se faisait peur en « se perdant » dans le Labyrinthe ou en regardant les dinosaures et les brontosaures à travers les verrières de la Galerie de l’Évolution. On se faisait tout un cinéma dans ce jardin.


Après l’école : « ceux qui traversaient » et « ceux qui ne traversaient pas »

A cette époque, toutes mes copines fréquentaient l’école communale de filles, à l’emplacement de l’actuel collège Alviset. Le cours préparatoire était rue Mouffetard. L’école primaire des garçons se situait rue Lucien Herr, devant l’ancien commissariat.

Deux catégories sociales il y-avait « celles qui traversaient » et « celles qui ne traversaient pas ».
Les boulevards Arago, Port-Royal, Saint-Marcel et l’avenue des Gobelins étaient habités par les « riches » : ceux qui après l’école traversaient et allaient vers ces boulevards, étaient les riches. Ceux qui ne traversaient pas, et allaient vers la rue Mouffetard, la rue Lhomond, la rue Tournefort : c’était nous et nous allions vers les endroits pauvres. A cette époque, la rue Lhomond était une horreur avec des immeubles en totale décrépitude. C’est étonnant pour moi de voir ce qu’elle est devenue aujourd’hui : le chic du chic, elle est devenue « luxueuse » !

Les rues Monge et Claude Bernard sont bien sûr des percées haussmaniennes, avec des immeubles plus récents et bourgeois que ceux de la rue Mouffetard. J’avais une copine qui habitait au 1, rue Claude Bernard, ça me semblait tellement cossu à l’époque. Alors que finalement ces rues étaient habitées par des petits employés. Le 5ème était encore un quartier très populaire. Il n’y avait que le coin du Panthéon qui était vraiment bourgeois. Je n’y allais pas. Je n’allais pas au Luxembourg non plus. Ces quartiers ne faisaient pas partis de mon monde !


Les « tronches de la rue Mouffetard » 

Mon monde, c’était le quartier Mouffetard. Il faut voir le film d’Agnès Varda « L’Opéra-Mouffe ». C’est est un court-métrage sorti en 1958. 
Elle a filmé alors qu’elle était enceinte de sa fille Rosalie. Elle a planté sa caméra au milieu de la rue de l’Arbalète et là, on voit les « tronches de la rue Mouffetard ». J’ai connu ces tronches-là ! C’était des gens pauvres, des gens usés par le travail. Il portait cette usure sur leurs visages. Des visages marqués par le labeur et l’alcool qu’on voyait tous les jours.

Le film « Le Joli Mai » est aussi extraordinaire pour ça. C’est un film documentaire français de Chris Marker et Pierre Lhomme qui est sorti en 1963. Dans ce film, il y-a tout un passage sur la rue Mouffetard, un passage extraordinaire qui montre les têtes de ces gens, les « trognes » ! 

Place de La Contrescarpe, il y avait des abris-bus, peut-être un terminus. Des clochards y avaient élu domicile. À l’époque, « la Cloche de Mouffetard » était très connue. Les clochards se retrouvaient aussi place Maubert, un autre coin du quartier extrêmement populaire à l’époque.

Bien sûr il y avait aussi des enseignants, des fonctionnaires, des employés. Ma mère en connaissait beaucoup, car ils venaient dans son bazar-parfumerie, mais je n’ai pas vraiment de souvenirs de ces gens là.


La Mouffe des cabarets et des bars

Au-delà du 106, il y avait les cabarets, les bars… des cabarets qui ont vu le jour après-guerre : rue du Pot-de-Fer, rue Descartes, rue du Cardinal Lemoine, rue Thouin, … Bien sûr, nous n’y allions pas ! Nous les filles, nous n’avions pas le droit de monter « là-haut ». C’étaient un lieu de perdition, un endroit pour les adultes, pour les intellectuels et les touristes … 

Il y-a toujours eu des touristes dans le quartier. Des touristes qui venaient voir les « enseignes » conservées, très belles et très réputées. Il y-avait par exemple celle du rémouleur à côté de chez moi. Pour les touristes qui séjournaient à cette époque à Paris, il y-avait deux quartiers à voir : celui de Montmartre et celui de la rue Mouffetard : des rues qui vivaient tout le temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.


Edith Piaf, la religion, la guerre d’Algérie : trois souvenirs marquants

A côté de chez moi, à l’angle du square Vermenouze, il y avait un bazar connu (l’actuel « chocolats Neuville »). Il était tenu par Monsieur Gassion, cousin d’Edith Piaf. Elle est venue un jour le voir, je crois pour lui réclamer de l’argent car qu’elle était souvent « à court » … J’avais 10 ans, Édith Piaf était alors très connue. Sa venue dans le quartier avait provoquée un sacré remue ménage qui a marqué la petite fille que j’étais !

Un autre souvenir a marqué mon enfance. 
Ma mère est née italienne et catholique, mon père est né juif polonais mais la religion n’était pas pratiquée chez nous. Or le jeudi, il y avait le catéchisme à l’Eglise Saint-Médard, et je ne pouvais pas y aller car mes parents non pratiquants ne le voulaient pas. Un jour, l’institutrice m’a demandé « donc, toi tu vas à la synagogue ? » C’était un mot que je ne connaissais même pas, mais j’ai répondu « oui ! » en pensant que c’était la réponse à faire. Je me suis sentie exclue. Alors, j’attendais mes copines à la sortie de Saint-Médard et je regrettais de ne pas partager ce moment avec elles. 

Je me souviens aussi de la guerre d’Algérie. Ici, dans la rue, ça a été marquant. 
J’habitais en face du passage des Patriarches. Je passais tous les jours par ce passage pour me rendre à l’école. il y avait, là, des bars tenus par des Algériens. Du jour au lendemain, je n’ai plus eu le droit de l'emprunter. Je ne comprenais pas pourquoi.

Dans le Passage des Postes, vivaient des femmes dont les enfants étaient partis faire la guerre en Algérie. Je me souviens encore des hurlements d’une femme lorsqu’elle apprit que son fils avait été tué là-bas : un gamin de 19 ans que tout le monde connaissait dans le quartier et qui n’est jamais revenu. C’est un des moments dramatiques et marquants que j’ai vécus dans le quartier.





Et la guerre …

Je suis née bien après la guerre. Mes parents n’ont jamais beaucoup parlé de cette période noire. Chez nous, son évocation a toujours été difficile. Mon père a été prisonnier de guerre. Il s’est évadé et a été caché rue Buffon pendant un an. La rue Buffon abritait tout ceux qui avaient besoin de se cacher pour différentes raisons.
Il faut dire que pendant la guerre, beaucoup de gens ont été protégés dans les cours et arrière cours des rue Mouffetard, Lhomond, Tournefort, … J’ai appris récemment que la Police du 5ème arrondissement avait fait partie de la Résistance. 


Ma rue Mouffetard : un bonheur absolu. Elle m’a accueillie, elle m’a prise dans ses bras

Ma rue préférée reste la rue Mouffetard. En quatre-cinq ans, elle a beaucoup changé. Elle est devenue « trop propre » à mes yeux, un peu caricaturale, trop chic. Les magasins de fringues l’envahissent. Elle perd un peu de son âme. 
Cette rue Mouffetard a été très importante. Petite fille d’immigrés polonais et italien, je n’avais pas de grand-mère bretonne ou basque ou normande comme les copines. Le Jardin des Plantes, c’était « ma Bretagne », « ma Normandie » à moi. Pour paraphraser Enrico, toi la rue Mouffetard tu m’as prise dans tes bras.